lundi 17 décembre 2012

Les propositions de Marisol Touraine pour lutter contre la désertification. Point de vue infirmier.

Si en 50 ans, la progression des déserts africains aurait fait perdre l’équivalent de la France à ce continent, il ne faut pas confondre désert et désertification.

La désertification, ce n’est pas le désert qui gagne du terrain, ce sont des sols qui, dans un contexte d'agriculture intensive, de déboisement, d'irrigation incohérente et de réchauffement climatique, sont surexploités, s’appauvrissent et s'épuisent.

Les plans de lutte actuels contre la désertification se résument encore le plus souvent à renforcer l'assistance aux personnes affamées.

Nous savons pourtant qu'il ne s'agit pas de se donner bonne conscience en envoyant de la nourriture, de l'argent et une assistance humaine et matérielle, mais qu'il faut aider les populations à améliorer leurs savoir/pouvoir-faire face et, quant à nous, à modifier nos styles de vies qui impactent les leurs (réchauffement climatique entre autres).

Utilisons ce constat comme métaphore de la désertification médicale.

Un système de santé qui proposerait une assistance (médicale, chirurgicale et pharmaceutique) incohérente (représentation de la santé) et toujours plus intensive sans prendre en compte son revers - qui est la dépendance secondaire des personnes assistées, d'où découle la perte d'autonomie donc de responsabilité - associée à une recherche quasiment pathologique d'une "santé parfaite" par la société, engendrerait un appauvrissement des comportements responsables à tous les niveaux (politique, médical, industriel, citoyen).

La surconsommation de médicaments, d'actes chirurgicaux et l'offre pléthorique (surexploitation) participent ainsi à la fragilisation et à l'aridité des comportements individuels et collectifs bénéfiques à la santé.

L'absence de réflexion  écosystémique entretenue par des lobbyings corporatistes et financiers et une vision disjonctive de la réalité ne peuvent qu'engendrer des mesures contre-productives.

Quels sont les acteurs concernés : les professionnels de santé, les élus, les citoyens sans doute, mais avant tout les principaux intéressés que sont les consommateurs et utilisateurs du système de santé et ceux qui n'y accèdent pas.

Seuls, une réflexion sur la santé et l'appropriation des concepts issus de la promotion/prévention de la santé tels que, par exemple, patient expert, empowerment, salutogenèse, résilience/coping, éducation en santé sont à même de dépasser des paradigmes biomédicaux devenus aujourd'hui inopérants ou obsolètes dans de très nombreuses situations.

Est-ce que cette appropriation est une compétence acquise par la profession médicale, rien n'est moins sûr ?  N'est-ce pas celle que revendique la pensée infirmière internationale ?

Alors pourquoi la profession infirmière est-elle absente, au niveau politique, de la réflexion sur la désertification médicale ?

Savez-vous d'ailleurs combien d'infirmier(e)s sont députés ou sénateurs ?

La maison médicale, ce n'est pas une idée neuve… Il y a encore du chemin à parcourir

« La maison médicale »

On connaît le problème qui consiste à construire quatre triangles équilatéraux avec six allumettes[1]. Ce problème est insoluble tant qu’on ne s’affranchit pas d’une condition, qui n’est d’ailleurs nullement spécifiée dans l ‘énoncé, mais qui paraît si “naturelle” qu’on ne songe même pas à la remettre en question. La solution est en effet évidente dès lors que l’on ne cherche pas à construire les quatre triangles dans un même plan. Nous avons affaire à une situation tout à fait analogue. Il nous paraît si ‘naturel’, si “évident”, que la médecine soit exercée par un homme seul (notre partenaire dans ce fameux “colloque singulier”) que nous avons beaucoup de mal à nous affranchir de cette condition lorsque nous pensons à de nouvelles formes d’exercice de la médecine. Et c’est pourtant bien cela qu’il nous faut remettre en question si l’on veut avancer.

Nous ne pensons pas ici à la  médecine de groupe, solution qui, on l’a vu, apporte quelques commodités aux médecins, mais ne change rien fondamentalement à la pratique médicale. Nous pensons à ce qu’on appelle parfois “l’équipe médicale”, formule d’avant-garde qui a déjà fait l’objet d’expériences pilotes, à l’étranger notamment [en Belgique]. Il s’agit de réunir, dans une “maison médicale”, autour d’équipements communs, des généralistes, des auxiliaires administratifs et des paramédicaux : infirmières, assistantes sociales, rééducateurs, aides familiales, etc. Le principe en est simple. Deux types d’activités, on l’a vu, doivent être simultanément accomplies : selon les termes du docteur [Cyrille] Koupernik, il faut à la fois “démonter et traiter des maladies-processus” et “comprendre et soigner, c’est à dire prendre soin des malades”. Ces activités sont complémentaires vis-à-vis des objectifs poursuivis, mais concurrentes en ce qui concerne les moyens utilisés : elles se se disputent l’une l’autre un temps limité , et surtout elles demandent des compétences, voire des tournures d’esprit, très différentes, sinon opposées. Dès lors, pourquoi vouloir les confier à un individu unique, et même à un type unique d’individu ? Pourquoi demander à un médecin ayant reçu durant de longues années une formation centrée sur la connaissance scientifique des “maladies-processus” (et nous admettons ici que ce type de formation reste nécessaire) d’accomplir des tâches de prise en charge humaine, de surveillance, d’éducation, de réadaptation et même des gestes techniques d’une certaine complexité (par exemple lors de visites au domicile des patients) alors que d’autres types de professionnels, ayant reçu une formation plus courte et plus appropriée, pourraient prendre au moins en partie la responsabilité de ces tâches avec tout autant, sinon plus d’efficacité ? Par exemple le Groupe d’étude pour une réforme de la médecine (GERM), en Belgique, note que, “comparant les résultats obtenus dans deux districts différents en matière de protection infantile, l’un doté d’un service de pédiatrie avec médecins spécialistes à temps plein, l’autre s’appuyant sur l’action sanitaire de centres confiés à des infirmières qualifiées ne recourant au médecin que quand la situation l’impose, dans un esprit de collaboration et d’utilisation judicieuse des compétences de la part des équipes et des bénéficiaires, on constate non seulement une diminution plus importante de la mortalité infantile dans le second district, mais le coût par vie gagnée s’y avère plus bas, permettant d’affecter les économies à d’autres actions de promotion de la santé ; les médecins, plus disponibles, peuvent aussi se consacrer à d’autres tâches.” Des notations de ce genre pourraient être multipliées.

Une objection vient cependant immédiatement à l’esprit. À moyen terme, et a fortiori à court terme, il est peu réaliste de penser que les mentalités et les représentations auront sensiblement évolué. Il faudra donc compter avec l’ambiguïté des attentes du patient, qui cherche certes à être rassuré mais qui ne se sent pris en charge que dans la mesure où il perçoit les signes d’une compétence technique manifeste. Des infirmières, des assistantes sociales, quelles que soient leurs réelles qualifications auront-elles le prestige technique nécessaire pour que leurs activités de prise en charge humaine aient l’efficacité voulue ? Dans le même ordre d’idées, cette division des tâches : technique médicale d’un côté, prise en charge, éducation, de l’autre, ne va-t-elle pas à l’encontre de l’objectif de globalité des soins qui est poursuivi ?

Ces réelles objections montrent bien qu’il ne suffit pas de rassembler quelques médecins et quelques infirmières autour de quelques équipements pour que la “maison médicale” résolve valablement la crise du médecin généraliste. Des conditions supplémentaires, qui bouleversent la pratique actuelle de la “médecine libérale”, doivent être remplies.

Une implantation géographique de la maison médicale et une stabilité des liens qui l’unissent à la population locale doivent être assurées. Ce sont là des conditions nécessaires si l’on veut fournir des soins globaux et synthétiques. Cela implique que la population soit domiciliée, tout au moins pour une période limitée, dans une  maison particulière, comme cela existe déjà à l’étranger. La possibilité laissée au malade de changer de maison au bout d’une certaine période, comme le fait qu’on puisse l’envoyer à l’hôpital, impliquent par ailleurs la constitution et la tenue d’un dossier médical individuel et unique, dans lequel seraient consignés tous les évènements médicaux du patient et qui le suivrait lors de ses divers déplacements à l’intérieur du système médical. On peut alors penser que cette stabilité de liens, par rapport aux pérégrinations actuelles de bien des malades, serait en elle-même un efficace facteur de sécurisation, et cela d’autant plus que la stabilité de la relation se doublerait d’une certaine égalisation : le personnel médical vivant sur place, se mêlant aux activités de la communauté, faisant des visites à domicile, et inversement la population participant à la gestion de la maison médicale.

Mais si l’on veut que le malade prenne au sérieux le personnel paramédical, il n’y a vraiment qu’une solution : que les médecins donnent l’exemple. Si l’on veut que la division des tâches entre différents types de personnel ne soit pas ressentie d’une façon contraire au principe de la globalité des soins, il n’y a vraiment qu’une solution : que l’équipe soit unie et que les rapports y soient des rapports de coordination et non pas de hiérarchie. C’est à dire que le type de relation qui unit traditionnellement le médecin et le personnel paramédical, comme on peut le voir à l’hôpital par exemple, doit être bouleversé. Le médecin doit reconnaître qu’il n’a pas seul le pouvoir de décision en matière de soins. Le médecin doit accepter que les objectifs et les moyens de l’organisation sanitaire soient discutés en commun. C’est là toute une affaire d’éducation (pourquoi les médecins et les autres travailleurs sanitaires ne se retrouveraient-ils pas, pour certains cours communs, côte à côte sur les bancs de la faculté, apprenant ainsi à mieux se connaître et à s’apprécier mutuellement ?), non seulement d’ailleurs au cours des études, mais au sein d’une formation continue qui devrait être organisée en commun.

Certains, c’est évident, crieront au viol des sacro-saints principes de la médecine libérale. Fini, au moins en partie, le libre choix du médecin par le malade. Sérieusement entamé, le secret médical, puisque les informations contenues dans le dossier ne sont plus réservées au seul médecin. Dilué, le colloque singulier entre malade et médecin. Quant au paiement à l’acte, il est évident qu’il n’aurait plus sa place dans une telle formule : quel sens aurait-il dans une organisation sanitaire où l’acte ne serait qu’un élément dans un ensemble de soins continus et globaux ? Quel sens aurait-il dans un  système où les personnes pourraient être invitées à venir passer des examens préventifs, ou pourraient être convoquées pour être vaccinées, et où le médecin ne devrait évidemment pas être incité financièrement à de telles invitations ? Mais nous demandons aux médecins qui nous lisent s’ils préfèrent véritablement s’en tenir à des principes qui ne sont pas respectés dans la réalité, plutôt que d’accepter des réformes qui les libéreraient réellement, ainsi que leurs malades, de la situation bien souvent absurde qu’ils connaissent actuellement.

Jean-Pierre DUPUY, Serge KARSENTY
(L’invasion pharmaceutique, collection Sociologie, édition du Seuil, pages 247-251, 1974)

            


[1] Les allumettes ne doivent pas se croiser.