« La maison médicale »
On connaît le problème qui consiste à construire quatre
triangles équilatéraux avec six allumettes[1].
Ce problème est insoluble tant qu’on ne s’affranchit pas d’une condition, qui
n’est d’ailleurs nullement spécifiée dans l ‘énoncé, mais qui paraît si
“naturelle” qu’on ne songe même pas à la remettre en question. La solution est
en effet évidente dès lors que l’on ne cherche pas à construire les quatre
triangles dans un même plan. Nous avons affaire à une situation tout à fait
analogue. Il nous paraît si ‘naturel’, si “évident”, que la médecine soit
exercée par un homme seul (notre partenaire dans ce fameux “colloque
singulier”) que nous avons beaucoup de mal à nous affranchir de cette condition
lorsque nous pensons à de nouvelles formes d’exercice de la médecine. Et c’est
pourtant bien cela qu’il nous faut remettre en question si l’on veut avancer.
Nous ne pensons pas ici à la médecine de groupe, solution qui, on l’a vu, apporte
quelques commodités aux médecins, mais ne change rien fondamentalement à la
pratique médicale. Nous pensons à ce qu’on appelle parfois “l’équipe médicale”,
formule d’avant-garde qui a déjà fait l’objet d’expériences pilotes, à
l’étranger notamment [en Belgique]. Il s’agit de réunir, dans une “maison
médicale”, autour d’équipements communs, des généralistes, des auxiliaires
administratifs et des paramédicaux : infirmières, assistantes sociales,
rééducateurs, aides familiales, etc. Le principe en est simple. Deux types
d’activités, on l’a vu, doivent être simultanément accomplies : selon les
termes du docteur [Cyrille] Koupernik, il faut à la fois “démonter et traiter
des maladies-processus” et “comprendre et soigner, c’est à dire prendre soin
des malades”. Ces activités sont complémentaires vis-à-vis des objectifs
poursuivis, mais concurrentes en ce qui concerne les moyens utilisés :
elles se se disputent l’une l’autre un temps limité , et surtout elles
demandent des compétences, voire des tournures d’esprit, très différentes,
sinon opposées. Dès lors, pourquoi vouloir les confier à un individu unique, et
même à un type unique d’individu ? Pourquoi demander à un médecin ayant
reçu durant de longues années une formation centrée sur la connaissance
scientifique des “maladies-processus” (et nous admettons ici que ce type de
formation reste nécessaire) d’accomplir des tâches de prise en charge humaine,
de surveillance, d’éducation, de réadaptation et même des gestes techniques
d’une certaine complexité (par exemple lors de visites au domicile des
patients) alors que d’autres types de professionnels, ayant reçu une formation
plus courte et plus appropriée, pourraient prendre au moins en partie la
responsabilité de ces tâches avec tout autant, sinon plus d’efficacité ?
Par exemple le Groupe d’étude pour une réforme de la médecine (GERM), en
Belgique, note que, “comparant les résultats obtenus dans deux districts
différents en matière de protection infantile, l’un doté d’un service de
pédiatrie avec médecins spécialistes à temps plein, l’autre s’appuyant sur
l’action sanitaire de centres confiés à des infirmières qualifiées ne recourant
au médecin que quand la situation l’impose, dans un esprit de collaboration et
d’utilisation judicieuse des compétences de la part des équipes et des
bénéficiaires, on constate non seulement une diminution plus importante de la
mortalité infantile dans le second district, mais le coût par vie gagnée s’y
avère plus bas, permettant d’affecter les économies à d’autres actions de
promotion de la santé ; les médecins, plus disponibles, peuvent aussi se
consacrer à d’autres tâches.” Des notations de ce genre pourraient être
multipliées.
Une objection vient cependant immédiatement à l’esprit. À
moyen terme, et a fortiori à court
terme, il est peu réaliste de penser que les mentalités et les représentations
auront sensiblement évolué. Il faudra donc compter avec l’ambiguïté des
attentes du patient, qui cherche certes à être rassuré mais qui ne se sent pris
en charge que dans la mesure où il perçoit les signes d’une compétence
technique manifeste. Des infirmières, des assistantes sociales, quelles que
soient leurs réelles qualifications auront-elles le prestige technique
nécessaire pour que leurs activités de prise en charge humaine aient
l’efficacité voulue ? Dans le même ordre d’idées, cette division des
tâches : technique médicale d’un côté, prise en charge, éducation, de
l’autre, ne va-t-elle pas à l’encontre de l’objectif de globalité des soins qui
est poursuivi ?
Ces réelles objections montrent bien qu’il ne suffit pas de
rassembler quelques médecins et quelques infirmières autour de quelques
équipements pour que la “maison médicale” résolve valablement la crise du
médecin généraliste. Des conditions supplémentaires, qui bouleversent la
pratique actuelle de la “médecine libérale”, doivent être remplies.
Une implantation géographique de la maison médicale et une
stabilité des liens qui l’unissent à la population locale doivent être
assurées. Ce sont là des conditions nécessaires si l’on veut fournir des soins
globaux et synthétiques. Cela implique que la population soit domiciliée, tout
au moins pour une période limitée, dans une maison particulière, comme cela existe déjà à l’étranger. La
possibilité laissée au malade de changer de maison au bout d’une certaine
période, comme le fait qu’on puisse l’envoyer à l’hôpital, impliquent par
ailleurs la constitution et la tenue d’un dossier médical individuel et unique,
dans lequel seraient consignés tous les évènements médicaux du patient et qui
le suivrait lors de ses divers déplacements à l’intérieur du système médical.
On peut alors penser que cette stabilité de liens, par rapport aux
pérégrinations actuelles de bien des malades, serait en elle-même un efficace
facteur de sécurisation, et cela d’autant plus que la stabilité de la relation
se doublerait d’une certaine égalisation : le personnel médical vivant sur
place, se mêlant aux activités de la communauté, faisant des visites à
domicile, et inversement la population participant à la gestion de la maison
médicale.
Mais si l’on veut que le malade prenne au sérieux le
personnel paramédical, il n’y a vraiment qu’une solution : que les
médecins donnent l’exemple. Si l’on veut que la division des tâches entre
différents types de personnel ne soit pas ressentie d’une façon contraire au
principe de la globalité des soins, il n’y a vraiment qu’une solution :
que l’équipe soit unie et que les rapports y soient des rapports de
coordination et non pas de hiérarchie. C’est à dire que le type de relation qui
unit traditionnellement le médecin et le personnel paramédical, comme on peut
le voir à l’hôpital par exemple, doit être bouleversé. Le médecin doit
reconnaître qu’il n’a pas seul le pouvoir de décision en matière de soins. Le
médecin doit accepter que les objectifs et les moyens de l’organisation
sanitaire soient discutés en commun. C’est là toute une affaire d’éducation
(pourquoi les médecins et les autres travailleurs sanitaires ne se
retrouveraient-ils pas, pour certains cours communs, côte à côte sur les bancs
de la faculté, apprenant ainsi à mieux se connaître et à s’apprécier
mutuellement ?), non seulement d’ailleurs au cours des études, mais au
sein d’une formation continue qui devrait être organisée en commun.
Certains, c’est évident, crieront au viol des sacro-saints
principes de la médecine libérale. Fini, au moins en partie, le libre choix du
médecin par le malade. Sérieusement entamé, le secret médical, puisque les
informations contenues dans le dossier ne sont plus réservées au seul médecin.
Dilué, le colloque singulier entre malade et médecin. Quant au paiement à
l’acte, il est évident qu’il n’aurait plus sa place dans une telle
formule : quel sens aurait-il dans une organisation sanitaire où l’acte ne
serait qu’un élément dans un ensemble de soins continus et globaux ? Quel
sens aurait-il dans un système où
les personnes pourraient être invitées à venir passer des examens préventifs,
ou pourraient être convoquées pour être vaccinées, et où le médecin ne devrait
évidemment pas être incité financièrement à de telles invitations ? Mais
nous demandons aux médecins qui nous lisent s’ils préfèrent véritablement s’en
tenir à des principes qui ne sont pas respectés dans la réalité, plutôt que
d’accepter des réformes qui les libéreraient
réellement, ainsi que leurs malades, de la situation bien souvent absurde qu’ils
connaissent actuellement.
Jean-Pierre DUPUY, Serge KARSENTY
(L’invasion pharmaceutique, collection
Sociologie, édition du Seuil, pages 247-251, 1974)
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